Mixes Of A Lost World : la chronique

Le 13 juin 2025 est sorti Mixes Of A Lost World, album de remixes de Songs Of A Lost World. Conçu, coordonné et compilé par Robert Smith, cette curiosité a déchaîné les passions et surtout s'est attirée les foudres de la plupart des fans à l'écoute des premiers extraits partagés. Et maintenant que nous avons accès à l'œuvre dans sa globalité, voici ce que je peux en dire...
The Cure, un nom qui résonne avec une constance rare dans le paysage musical, traverse les décennies sans jamais trahir son essence, tout en se permettant des mutations subtiles. Après seize ans de silence discographique, Songs Of A Lost World a marqué, le 1er novembre 2024, un retour poignant, une œuvre d'une gravité et d'une beauté rares, saluée comme l'un de leurs travaux les plus vitaux depuis des décennies. La pertinence durable du groupe ne réside pas seulement dans sa production musicale, mais aussi dans son engagement thématique constant avec des expériences humaines universelles telles que le deuil, la perte et l'angoisse existentielle. Songs Of A Lost World a puisé dans cette veine avec une intensité renouvelée – ce qui n’a pas non plus plu à tout le monde - rendant ses thèmes mûrs pour la réinterprétation, et non pas pour une simple réplication. Le succès critique de l'album original et sa plongée profonde dans la mortalité suggèrent une résonance profonde avec son public. L'acte même de remixer une œuvre aussi "sacrée" implique de la part de Robert Smith une croyance en sa valeur et un désir d'explorer son spectre émotionnel à travers différents spectres sonores. Il ne s'agit pas d'une simple opportunité commerciale mais d'une extension artistique, un témoignage de la robustesse de l'original. Et la volonté d’un Robert Smith qui a le pouvoir de sortir ce qu’il veut, quand il le veut.
Le vendredi 13 juin 2025, The Cure dévoile donc Mixes Of A Lost World - son quatrième album de remixes après Mixed Up (1990), Hypnagogic States (2008) et Torn Down (2018) - une réinterprétation intégrale des huit titres de Songs Of A Lost World par une constellation de 24 artistes et remixeurs (soit 3 remixes de chaque titre). Le fait qu'un album de remixes suive quasi immédiatement un original très attendu, surtout après une pause de seize ans, suggère un choix artistique délibéré plutôt qu'une simple réflexion commerciale. Et également un pari risqué… Car l’écart entre les deux derniers albums studio a créé une immense attente. La sortie d'un album de remixes relativement peu de temps après pourrait être perçue comme une dilution de l'impact de l'original. Cependant, la déclaration de Robert Smith, exprimant sa "curiosité quant à la manière dont l'album entier sonnerait entièrement réinterprété par d'autres", révèle une curiosité artistique. Il ne s'agit pas seulement de prolonger la vie de l'album : il s'agit d'explorer son univers. Cela renforce également subtilement l'idée que pour Robert Smith Songs of a Lost World n’était pas une finalité, mais une entité vivante et respirante, capable de nouvelles formes.
Mais quelle est la qualité intrinsèque de ces remixes ? Réussissent-ils à instaurer un dialogue avec l'œuvre originale ? Ou à la subvertir, à l'amplifier ou à la réinventer ? Ces nouvelles architectures sonores éclairent différemment les abysses émotionnels de Robert Smith et les servent-elles vraiment ?
Songs Of A Lost World, l'écho originel des abysses
Sorti le 1er novembre 2024, Songs Of A Lost World est une méditation profonde sur la perte, le deuil, le vieillissement et la nature futile de l'humanité. Robert Smith, seul compositeur, parolier et arrangeur - pour la première fois depuis The Head on the Door (1985) - y déploie des paroles soulignant la fragilité de l’existence. Des titres comme Alone (inspiré par le poème "Dreggs" d'Ernest Dowson), I Can Never Say Goodbye (sur la mort de son frère), et Endsong (une ode macabre et martiale sur le caractère éphémère de la vie), en sont les exemples les plus frappants. La vision artistique singulière de l'album, entièrement façonnée par Robert Smith donc, souligne une profonde vulnérabilité personnelle. Ce noyau émotionnel intense, loin d'être une barrière, devient l'élément même qui invite à la réinterprétation, car les remixeurs sont chargés de naviguer et de recontextualiser des sentiments bruts et très personnels. Le succès critique et commercial de Songs Of A Lost World semble accréditer que cette vulnérabilité a profondément résonné – et pas seulement parce que cet album était attendu depuis presque deux décennies - établissant un niveau d’exigence très élevé pour toute réinterprétation ultérieure. L’œuvre de Smith est à ce point un investissement personnel que cette décision de permettre à d'autres de la réinterpréter suggère que les 8 titres originels sont suffisamment robustes pour résister - et peut-être même profiter - d’une réécriture. Un geste audacieux de la part de Robert Smith, et presque un acte de foi, de laisser les clés d’un opus aussi personnel, avec quand même une grosse pression sur les remixeurs : que leur travail amplifie et offre une nouvelle dimension à cette puissance établie, plutôt que de simplement la répéter.
Le son de Songs Of A Lost World est dense, avec un amas de guitares menaçantes, une batterie résonnant dans l'obscurité, des mélodies clairsemées et des synthés vaporeux. La basse est profonde et, avec la voix de Robert Smith brute et inchangée, elle forme la colonne vertébrale de chaque titre. On est à des années lumières d’un l’album pop… Par conséquent, on se doute que le remixage ne produira pas des versions radio friendly, mais restera bien dans la même veine. On peut imaginer le vertige du remixeur, aussi talentueux et famous soit-il, devant la tâche qui lui est confiée : déconstruire et de reconstruire des structures sonores et émotionnelles complexes, sacralisées par beaucoup de fans, avec pour but d’en faire quelque chose d'encore plus grandiose. Et pourtant, certains n’ont pas eu peur d’aller titiller Smith et de lui donner l’idée d’un album de remixes…
Mixes Of A Lost World, électrifier les ombres
Car si le projet Mixes Of A Lost World a pris forme, c’est après que Robert Smith a reçu quelques remixes non sollicités de titres de Songs Of A Lost World. Titres qu’il a, d’après ses déclarations, vraiment appréciés. Cela a éveillé sa curiosité et l’a poussé à se demander comment l’album sonnerait s’il était réinterprété par d'autres. Il ne lui en fallait pas plus pour lancer le chantier menant à cette collection de 24 titres.
Il est important de noter que les royalties générées par Mixes Of A Lost World seront reversées à War Child UK, une organisation caritative qui soutient les enfants affectés par les conflits. Il y a un côté satisfaisant à penser qu’un album aussi mélancolique et grave, avec des thèmes pas vraiment joyeux (perte, mort, oubli, solitude… la liste est longue en seulement 8 chansons !) - puisse contribuer à soulager la souffrance dans le monde réel. Du désespoir nait l’espoir.
L'album présente un casting impressionnant de remixeurs, allant des figures emblématiques de la musique électronique aux noms du rock alternatif : Four Tet, Paul Oakenfold, Chino Moreno (Deftones), Orbital, Mura Masa, Mogwai, Trentemøller, Daniel Avery, The Twilight Sad, 65daysofstatic, Âme, et bien d'autres. Je ne vais pas vous mentir : certains me sont totalement inconnus, n’étant pas un fan éclairé de la scène électro-techno-boum boum. Mais, renseignements pris sur les pédigrés des uns et des autres, il semblerait que ce recrutement reflète la volonté de Robert Smith d’emmener Songs Of A Lost World vers des contrées sonores très diversifiées, avec un listing éclectique, entre electro (Oakenfold, Orbital, Four Tet) mais aussi des artistes connus pour des sons plus proches de The Cure (Chino Moreno de Deftones, Mogwai, The Twilight Sad). Et les choix d’associer chaque titre de Songs Of A Lost World à un artiste semble logique(et à ce propos, je ne sais pas si ce sont les remixeurs qui ont choisi leur titre ou si c’est Smith qui le leur a imposé). Par exemple, associer Warsong à Chino Moreno est un choix naturel étant donné le son sombre et lourd des Deftones. Et qui d’autre que Mogwai pour réimaginer Endsong ?
En amont de cette sortie de Mixes Of A Lost World, Robert Smith a dévoilé 4 extraits (5 si on compte le très court aperçu de And Nothing Is Forever par Trentemøller) pour faire saliver les fans. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’accueil fut (majoritairement) froid, pour ne pas dire glacial… Si j’en juge par les commentaires sous les posts sur ma page Facebook, les mots qui reviennent le plus souvent sont « nul », « c’est de m*rde », « lamentable », « sans intérêt », etc etc. Certes, et dans une moindre mesure, on avait eu droit à ce type de réactions à la sortie de Mixed Up en 1990, Hypnagogic States en 2008 (de très loin le plus inutile et le plus faiblard) et Torn Down en 2018.
Pour en revenir à ces 4 extraits, il s’agissait des remixes de Four Tet (Alone), Paul Oakenfold (I Can Never Say Goodbye), Chino Moreno (Warsong) et Orbital (Endsong), ce dernier étant considéré comme le meilleur des 4 (toutes proportions gardées bien évidemment, cela signifie simplement qu’il s’est un peu moins fait descendre que les 3 autres…).
Alors pourquoi ce rejet inconditionnel (ou presque) de ces nouveaux remixes ? Au-delà du fait qu’on aime ou pas l’electro, la clé de tout ça réside à mon avis dans le ressenti autour de Songs Of A Lost World. Pourquoi toucher à une œuvre que beaucoup considèrent comme quasi-parfaite (mais il faut quand même noter que certains fans l’ont fortement critiqué pour notamment, d’après eux, un manque cruel d’originalité et une resucée des sons passés) ? Pourquoi aller torturer des titres qui sont très bien tels qu’ils sont ? On sent bien qu’au-delà de l’intérêt évident de ceux qui aiment l’album original, on assiste à une véritable appropriation. Par ailleurs, prenez le remix d’Alone de Four Tet, premier à avoir été partagé : sa réception très mitigée met en lumière la tension liée à la réinterprétation d'un morceau profondément personnel et atmosphérique. Alors que certains apprécient – une minorité il faut bien le reconnaître… - sa déconstruction subtile et sa recontextualisation des éléments de l'original, d'autres la trouvent trop éloignée du poids émotionnel de l'original (et de l’original tout court). Ce paradoxe révèle la ligne fine entre l'hommage respectueux et la réimagination transformatrice dans l'art du remixage.
Il est intéressant de noter qu’à aucun moment, ou alors de manière épisodique, les fans s’en prennent à Robert Smith et critiquent son choix de faire cet album de remixes. La plupart du temps, ce sont les remixes eux-mêmes qui prennent la foudre. Comme s’il n’y avait pas de lien entre l’un et les autres.
Un album en trois volumes
Mixes Of A Lost World se présente en trois volumes. Car si une version double (vinyle, cassette et CD) existe, il n’est intéressant d’évoquer l’œuvre dans son ensemble tant on voit bien ce que Robert Smith a voulu faire : créer 3 atmosphères différentes et complémentaires. Le seul point commun entre les 3 disques est une profonde réinterprétation des titres originaux. Ici, vous ne trouverez pas d’extended mix. Si vous aimez à ce point Songs Of A Lost World, et que vous n’avez pas d’appétences particulières pour l’electro, passez votre chemin… Les 2 h 27 minutes de Mixes Of A Lost World seront potentiellement une souffrance pour vous.
Le premier volume fait la part belle à une electro qui lorgne vers la trance hypnotique. C’est dense, métallique et oppressant. On se verrait bien écouter ça dans une cave ou au sous-sol d’une ancienne usine désaffectée perdue au fin fond d’une zone industrielle anglaise. Ce premier disque se termine par la version de Alone par Four Tet qui passerait presque pour une mélodie guillerette à côté du reste. Et si je devais choisir un titre parmi cette première fournée, je choisirais la version orbitalienne de Endsong qui revisite efficacement l’ambiance de la chanson originale. Un titre à associer avec son clip : crépusculaire et sépia lorgnant vers un rouge de fin du monde. Et je fais une parenthèse concernant les images ayant accompagné les 4 premiers extraits de Mixes Of A Lost World : s’ils se ressemblent énormément, je trouve toutefois qu’ils sont très réussis. Nous n’avons pas toujours été habitués avec The Cure à une recherche esthétique aussi poussée. Sur ce point-là, il faut reconnaître que c’est bien fait, que ça colle aux remixes (qu’on les aime ou pas) et que Smith a réussi son coup.
Le second volume est dans la même veine, peut-être un peu plus tourné vers les dance-floors, mais ce n’est pas si évident non plus. Il y a davantage de « boum-boum » et de nappes, c’est moins contemplatif et cinématique (pour reprendre l’adjectif adossé au remix de Paul Oakenfold) que sur le premier volume. Parmi les chansons notables, on relèvera le remix acidulé de And Nothing Is Forever par Cosmodelica Electric Eden, qui crée un contraste marqué entre la nature du titre original et sa mélodie, et le remix en roue libre de All I Ever Am par Mura Masa. Cette deuxième partie de l’album est peut-être celle qui abrite les réinterprétations les plus surprenantes, avec des sonorités très 90s.
Le troisième volume débute avec une version dark ambient de I Can Never Say Goodbye, seul remix totalement instrumental à ma connaissance. C’est lent, pesant et introspectif. Il est d’ailleurs amusant de constater que ce titre ouvre chaque volume de Mixes Of A Lost World. L’ordre des titres ayant été choisi par Robert Smith, peut-être cela signifie-t-il qu’il accorde à cette chanson une place toute particulière (et au-delà de sa dimension personnelle évidente). Ce troisième vinyle/CD revient à un format plus contemplatif avec toutefois des pointes d’énervements (All I Ever Am par 65Daysofstatic et A Fragile Thing par The Twilight Sad).
Mais sur cette troisième partie on trouve surtout la version d’Endsong par Mogwai. Et là, je n’irai pas par quatre chemins : c’est fabuleux (pour peu que vous aimiez Mogwai, ce qui est mon cas). Et c’est un juste retour des choses que ce soit à eux de faire ce remix, tant le titre original est d’inspiration mogwaienne. La boucle est ainsi bouclée. C’est une lente montée, toute en tension et en saturation, de plus de 10 minutes (faisant de ce remix le plus long de MOALW). A ce niveau, on ne peut même plus parler de remix tant le groupe (ou plutôt Stuart Braithwaite, seul membre à être crédité) s’est approprié la chanson originale. Il ne s’est pas limité à torturer les lignes originales mais a ajouté ses propres guitares et ce son post-rock (version sépulcrale sans lumière au bout du tunnel) si spécifique. Une vraie belle réussite.
En conclusion…
Alors au final, j'ose avouer que j'aime ce Mixes Of A Lost World, et c'est peu dire que ce n'était pas gagné d'avance tant les précédentes tentatives de remixes ne m'avaient jamais fait bonne impression (seuls les extended mix, voire quelques accoustic mix, plus respectueux des chansons originales, suscitent de l'intérêt chez moi). Mais pour une raison que j'aurais du mal à donner, ce MOALW me plaît. Peut-être m'a-t-il fait réaliser que la voix de Robert Smith est, dans son style, une vraie merveille. Car tous les titres (à l'exception du remix d'Alone par Ex-Easter Island Head qui lui imprime un traitement sonore assez bizarre) parviennent à sublimer ses lignes de chant. Et bien que je voue une grande admiration à Songs Of A Lost World, que je trouve globalement sublime, je ne le sacralise pas au point de le rendre intouchable. Peut-être ai-je tout simplement fait confiance à Robert Smith qui semblait, d'une part, être sûr de lui en confiant son œuvre à d'autres et, d'autre part, satisfait du résultat. Bien sûr, je n'aime pas l'intégralité de ces 24 titres mais dans l'ensemble je trouve que c'est un voyage musical plaisant et qu'on est loin de la catastrophe annoncée, bien au contraire.
En définitive, Mixes Of A Lost World se veut comme une exploration audacieuse, un témoignage de la vitalité de l'œuvre de The Cure face aux interprétations extérieures. Loin d'être un simple ajout à la discographie, il se révèle être une passerelle inattendue vers une redécouverte des nuances et de la profondeur des morceaux originaux. Cet album de remixes parvient à prouver que même les créations les plus intimes peuvent s'épanouir sous d'autres formes, pourvu que l'intention et le respect de l'œuvre source soient présents. Et il ne pouvait en être autrement car n’oublions pas que c’est Robert Smith qui a conçu, coordonné et compilé Mixes Of A Lost World. Un pari risqué, mais dans l’ensemble réussi, qui pourrait ravir les auditeurs curieux et même les plus sceptiques.
Merci pour ta recension, que j’attendais.
Quant à moi, cette sortie me laisse indifférent. J’avais détesté « Mixed Up », sans même parler d’ « Hypnagogic States », encore pire. Je reconnais que ces remix sont moins horribles, mais je les trouve vraiment sans intérêt.
J’aurais préféré, un nouvel album évident, mais aussi les éditions Deluxe de « Wild Mood Swings » ou de « Bloodflowers ».
Je retourne donc à « Songs Of A Lost World « , l’original, très grand disque. Pour en écouter une version alternative, je mets parfois la version instrumentale: c’est vraiment très bon.
À noter que dans la nouvelle édition de son hors-série sur les meilleurs albums de l’histoire du rock (« 1954-2024: 70 ans de rock’n’roll en 690 disques »), Rock’n’Folk intègre « Songs Of A Lost World ».